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Le grand prêtre d'Osiris, Seigneur du Monde Souterrain, était assis à une table basse dans la vaste pièce préparée à son intention dans le palais. Celui-ci était le plus imposant qui eût jamais été bâti : Aménophis III avait régné trente ans, dans la paix et la prospérité.
La mère de Rekhmirê tenait alors la buanderie sud, et il se rappelait ses jeux sur le domaine lorsqu'il avait dix ans, trois décennies plus tôt. Il était hors de question de restaurer l'ensemble des édifices. La façade qui donnait sur le Fleuve était longue de mille cent vingt coudées et, derrière elle, les installations palatiales, aux multiples dédales, s'étendaient sur huit cents coudées vers l'intérieur des terres. Elles comptaient une infinité d'appartements pour les habitantes du harem, de quartiers pour les domestiques, de dépendances, de cuisines, d'ateliers et d'offices. C'était une ville en soi, que le jeune pharaon et sa suite réduite ne pourraient en aucune façon occuper entièrement. D'ailleurs, il n'y avait aucun intérêt à la restaurer dans sa totalité, à supposer même que le besoin s'en soit fait sentir.
Mais ce n'était pas ce qui préoccupait Rekhmirê, courbé sur les rouleaux de papyrus étalés sur la table. Cette masse stupéfiante d'informations englobait tous les problèmes courants, de l'absentéisme au sein de l'armée d'artisans au coût des teintures employées pour repeindre les appartements royaux, en passant par le remplacement du nom d'Aménophis par celui de Toutankhamon.
Rekhmirê avait beau tenter de se concentrer sur son travail, il ne pouvait chasser Moutnéfert de ses pensées. Elle l'envoûtait ! Ce qui avait commencé comme une banale liaison s'était mué en passion, et il savait que cette passion n'était pas réciproque. Pourtant, plus elle le traitait avec froideur, plus il se consumait. Il réfléchit à ce qu'il risquait de perdre s'il se plaçait sous la coupe de sa maîtresse. Elle était sans scrupules, il le savait, et il n'avait pas la certitude de sa fidélité. Il était impossible qu'elle lui nuise, mais elle pouvait peut-être le ridiculiser, lui faire perdre la face, et cela serait intolérable pour sa carrière, pour sa fierté. Il avait déjà pris des risques énormes en allant aussi loin, et si vite, depuis le rétablissement de l'ordre sous le général Horemheb, dont il avait l'oreille. Mais Horemheb n'avait pas besoin de lui. Il n'était pas indispensable, et ils étaient bien trop nombreux, les candidats désireux et capables de prendre sa place.
Il avait envisagé de faire tuer Moutnéfert rien que pour être débarrassé d'elle ; l'exil l'aurait éloignée de son corps, mais pas de ses pensées. L'idée qu'elle pût être dans les bras d'un autre lui était insupportable, même si fréquemment, malgré lui, il se torturait en imaginant la scène. Et pourtant, la faire tuer… Il ne parvenait pas à s'y résoudre. Il avait bien songé à la faire surveiller, mais il savait que si elle s'en apercevait, tout serait fini. De plus, il doutait qu'il pourrait endurer la confirmation de ce qu'il redoutait le plus.
Il se replongea dans les documents étalés devant lui, prenant l'un puis un autre, les plaçant dans un ordre approximatif, rien que pour penser à autre chose ; mais le désir s'était emparé de lui et il savait qu'il ne pourrait travailler tant qu'il ne l'aurait pas assouvi. Jurant intérieurement, il repoussa son siège et se leva, ramassa sa perruque, qu'il enfonça brusquement sur son crâne large. Il se dirigea vers la porte de sa démarche claudicante pour appeler un de ses serviteurs. Par cette chaleur, le pied malade qu'il traînait derrière lui était plus enflé et douloureux que jamais.
L'esclave accourut. Son corps dur et juvénile brillait au soleil, et Rekhmirê posa une main appréciatrice sur son épaule musclée. Ce garçon conviendrait peut-être… Mais non ! C'était une femme qu'il lui fallait à cet instant pour éteindre son désir. Ensuite il pourrait travailler. Cette nuit, chez lui, dans la chambre ornée de peintures représentant l'acte de procréation, il ferait mériter à Moutnéfert l'argent qu'il consacrait à son entretien, il lui ferait payer son statut de maîtresse officielle. D'une manière ou d'une autre, il trouverait un moyen de briser sa fierté, et alors elle cesserait de tourmenter ses pensées. Tandis que son cœur s'appesantissait sur ce qu'il lui ferait, il se caressa doucement, le souffle rauque.
« Maître, dois-je ?… demanda le jeune esclave.
— Non. Amène-moi une femme. N'importe quelle putain des contremaîtres fera l'affaire, pourvu qu'elle soit jeune. Mais amène-la vite ! »
Il y avait, assourdi et lointain, un grondement pareil à une cataracte canalisée dans une étroite rigole. Huy aspirait au silence, or le bruit ne diminuait pas, il semblait accompagné d'un claquement et d'une sorte de battement évoquant les pales d'une roue, sinon que les deux sons ne faisaient qu'un.
Il aspirait au silence qui régnait auparavant, mais le fracas l'empêchait de revenir s'y perdre. Pour faire abstraction du bruit, il contracta les muscles de ses yeux. À cent coudées de lui, des treuils tournaient et des portes massives se fermaient. Des soleils ocre explosaient devant ses yeux, et au beau milieu un homme se balançait au bout d'une pique. Loin, très loin sous ses yeux, ses lèvres esquissèrent un mouvement. Un goût répugnant, et aussi de la fraîcheur. Les mots « yeux », « lèvres » lui semblaient une découverte. Puis vint la respiration. Respirer faisait mal, demandait trop d'efforts. Si seulement ce vacarme cessait, s'il pouvait repartir à la dérive !
Cela ne servait à rien. Il avait repris connaissance et devait affronter la douleur. Si seulement il lui était accordé de reprendre le dessus avant l'arrivée d'un nouveau danger ! Il fit un mouvement prudent. Encore des découvertes : des bras, des jambes, un pelvis, bien trop lointains pour qu'on pût se les représenter. Lointains, pas vraiment les siens. Mais lorsqu'il bougea, cent mille aiguilles glacées vrillèrent son front, le sommet de son crâne, et une poche de bile roula dans son estomac. Le sommet de son crâne, il avait envie de l'arracher pour laisser entrer l'air. Alors viendrait l'apaisement.
Il savait qu'il s'était à demi soulevé sur un bras, et maintenant il était bloqué. Il voulait s'allonger, sans pouvoir affronter la souffrance d'un mouvement supplémentaire. Son corps entier éclaterait ; tout s'en échapperait. Des coups de marteau résonnaient dans sa tête, de grands cris de douleur retentissaient à chaque battement de la roue au loin. C'était comme si les embaumeurs avaient déjà percé l'ethmoïde et enfoncé leurs minces crochets dans sa cavité crânienne, en passant par les narines, pour enlever le cerveau. Il essaya de respirer mais son nez était bouché par une croûte solide. Pendant un quart de seconde, la panique abolit la douleur, puis il redécouvrit sa bouche et aspira l'air, lentement, sans haleter.
Au bout d'un certain temps, son cœur commença avec infiniment d'hésitation à s'apaiser. Son corps se rassembla tout autour et il retrouva son propre centre. « Je resterai là, pensa-t-il, jusqu'à ce que quelque chose se passe. Si rien ne se passe, je resterai là à jamais. Ça ira. En tout cas, c'est mieux que tout à l'heure. » Il sonda son cœur et sa mémoire pour retrouver des bribes des rêves affreux qui l'avaient envahi – combien de temps ? Plusieurs vies semblaient s'être écoulées depuis qu'il était monté vers le tombeau de Ramosé.
Une minute plus tard, il s'aperçut que si ses bras et son dos conservaient la dureté de la pierre et du roc, il était couché sur quelque chose de plus mou, et couvert par quelque chose de doux. Il ne savait pas encore dans quel sens il se trouvait, s'il était droit ou renversé, mais au moins il ne flottait plus dans un vide où les dents de créatures infernales menaçaient de le mettre en pièces.
Il y avait autre chose. Quelque chose qui n'était pas en lui, mais au-dehors.
Un contact.
Ce contact se précisa, prit la forme d'une main fraîche sur son bras. Doucement posée, juste une pression suffisante pour rassurer, pour dire : Je suis là.
« Aahmès… »
Il se demanda s'il avait la force d'ouvrir les yeux. Très lentement, il décrispa ses paupières. Les soleils ocre avaient disparu. À travers la membrane corail de sa peau, il voyait une lumière bien réelle.
Quelqu'un l'appelait. Doucement, avec ménagement. Appelait son nom. Mais il ne parvenait toujours pas à ouvrir les yeux. Il lui fallait découvrir où il était, avec qui il se trouvait. Avec une grande douceur, la main se mouvait sur son bras, caressante, réconfortante. Une autre effleura son front, et le mouvement du corps qu'il perçut distinctement près de lui fit flotter le délicieux parfum du seshen[12].
Il battit des paupières. La lumière de la pièce était faible, pourtant elle perçait ses pupilles et lui brûlait la rétine. De nouveau les pointes glacées s'acharnaient sur son crâne. Il saisit la main qui se trouvait sur son bras, la serra fort pour s'accrocher à la vie, pour conserver son calme, et elle serra la sienne dans une étreinte qui n'était pas moins ferme.
Quand la chambre eut cessé de tanguer, quand le hurlement sous son crâne se fut réduit à une palpitation sourde mais supportable, quand il parut improbable que le lit le projette au sol, il rouvrit les yeux, résolument cette fois.
« Osiris t'a renvoyé vers nous », dit Aset.
Huy ne savait plus quand pour la dernière fois il avait entendu une voix si pleine de tendresse envers lui.
Bien plus tard ce même jour, lorsque Amotjou les eut rejoints, Huy raconta à ses amis les circonstances qui l'avaient conduit à se rendre au tombeau. À son tour, il apprit qu'il était resté inconscient trois jours durant. On avait d'abord trouvé le corps du garde assassiné, gisant dans la cour à l'endroit où il était tombé. Ce fut seulement après qu'on eut examiné le tombeau violé qu'un des domestiques de la maison découvrit Huy.
« Nous étions inquiets de ta disparition », expliqua Amotjou plus tard, quand Huy fut capable de s'asseoir et d'avaler un peu de nourriture.
Ce soir-là, ils étaient installés sur la terrasse du jardin, dans la demeure d'Aset. La sécurité dont Huy était entouré lui faisait l'effet d'un cocon luxueux, et il savourait le plaisir intense que seul procure le sentiment d'avoir survécu à une grave maladie ou à une grande douleur.
« Mais nous n'avions aucune idée de l'identité de ceux qui auraient pu être informés de ta présence ou vouloir si vite mettre la main sur toi. »
Huy leur parla du message sur le papyrus et dit à Amotjou :
« Quelqu'un m'a reconnu, ou m'a vu quitter ton bateau. Donc, soit un de tes ennemis a subodoré que tu venais d'engager un espion et a voulu m'éliminer sans perdre de temps, soit un de tes amis était au fait du plan des pillards et a cherché à te prévenir par mon entremise.
— La première hypothèse semble improbable, et dans le second cas, pourquoi ne pas m'avertir directement ? Il y a plus.
— Quoi donc ?
— Pour quelle raison y es-tu allé seul ? Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?
— Tu oublies que tu ne souhaites pas être vu en public avec moi. Je suis un fonctionnaire d'Akhenaton, frappé de disgrâce. »
Amotjou ne dit mot.
« Et la tombe ? La tombe de ton père ? Quels dégâts a-t-elle subis ?
— Des dommages sans gravité. Ils ont emporté tout ce qui avait du prix. Tout ce qui était en bois, et tout ce qui était en métal. Des statuettes funéraires. Ils ont aussi essayé d'arracher le bronze des portes. J'ai demandé qu'on les recouvre d'un cache de pierre. Quant à parler de véritables dégâts, il n'y en a pas. Ces gens-là ne profanent pas, ils se contentent de prendre. As-tu vu leurs visages ?
— Non.
— Comment ont-ils découvert ta présence ?
— Ils devaient avoir des guetteurs que je n'ai pas vus. »
Huy n'était pas prêt à décrire sa rencontre avec le démon. Il se refusait à admettre qu'une telle créature pût exister hors de l'imagination des prêtres ; l'idée même qu'elle se rendît complice des pillards semblait encore moins plausible. Aussi garda-t-il le silence. C'était un point qu'il devait élucider dans son propre cœur avant d'en parler à d'autres.
« Souffres-tu encore ?
— Oui, j'ai mal. »
Aset avait fait chercher un médecin dès qu'on avait porté Huy chez elle. Le médecin avait localisé trois côtes cassées, une déchirure musculaire à l'épaule, et constaté une forte hémorragie.
« Trois heures de plus au soleil et il serait mort, desséché comme un abricot », avait-il conclu.
« Maintenant, tout le monde sait sûrement que je suis ici, reprit Huy. Il est peut-être temps pour moi de partir.
— Peu importe à présent que l'on sache que tu vis ici et que je te connais, répliqua Amotjou, avec une irritation perceptible dans la voix. Il est trop tard. Tu n'aurais pas dû t'y rendre seul. Il aurait fallu revenir et me transmettre un message par l'entremise d'Aset. Maintenant, il se peut que tu aies fait fuir le gros gibier en effrayant le menu fretin.
— À condition qu'ils aient su qui j'étais. Il peut n'y avoir aucune connexion entre les auteurs du message et les pilleurs de tombes. Je me suis simplement trouvé en travers de leur chemin, je pouvais n'être qu'un ouvrier isolé, un serviteur, un autre garde. Ils m'ont laissé pour mort. Malheureusement pour eux, j'ai survécu, dit Huy en souriant. As-tu pu m'arranger un entretien avec Rekhmirê ? »
Amotjou se rembrunit.
« Oui, il te recevra, bien que cela n'ait guère été facile. Il cherche un inspecteur des travaux pour le quartier sud-ouest du palais. Mais n'aie crainte, continua-t-il en s'apercevant de l'inquiétude de Huy, il ne t'engagera pas. Il sentira ton esprit d'indépendance, et ça ne lui plaira pas. Ne t'inquiète pas, mon ami. Je sais quel serait ton destin si l'on te prenait à te faire passer pour scribe après que ce travail t'a été interdit. Je ne t'exposerai pas à un risque pareil.
— Une autre question se pose, qui devient urgente, dit Huy visiblement soulagé. Je ne peux plus rester ici. Si je poursuis dans cette voie, cela risque de mettre Aset en danger.
— Il n'y a pas de danger que je ne sois de taille à affronter, protesta Aset.
— J'y ai réfléchi, dit Amotjou. Et pour le moment, je préfère que tu restes ici. D'ailleurs, il n'est pas question de te transporter. Tu t'es fait rouer de coups, mon ami. Je veux que tu te remettes rapidement afin de finir le travail pour lequel je t'ai fait venir ici. Aset veillera mieux que n'importe quel serviteur à ce que tu sois bien soigné, et seul, tu te négligerais. Tu t'es montré téméraire, mais ta présence au tombeau les a peut-être effrayés, en les empêchant de nuire davantage. Et pour cela je… nous te sommes reconnaissants. Prends bien soin de lui, Aset, recommanda-t-il en se levant, après avoir fini sa coupe de vin. Huy, te sens-tu la force de marcher ?
— Oui.
— Alors accompagne-moi jusqu'au portail. »
Dès qu'ils se furent éloignés de la terrasse, Amotjou cessa de feindre et laissa voir une expression troublée.
« D'abord la menace de mort, et maintenant le viol du tombeau de mon père. Peut-il y avoir un lien ? Rekhmirê a-t-il tout machiné ?
— Je le découvrirai.
— Fais-le. Rétablis-toi vite. Je sens que ma mauvaise étoile s'est levée.
— C'est nous qui créons notre mauvaise étoile.
— Non, pas nous. Les dieux. »
Amotjou resserra contre lui les plis de son manteau et monta dans la litière qui l'attendait près du portail. Les quatre serviteurs la soulevèrent chacun par une poignée et l'emportèrent dans la lumière du crépuscule. Huy s'attarda au-dehors quelques instants, conscient que l'esclave-portier le dévisageait avec curiosité, mais répugnant à rentrer. Il aspira l'air embaumé et regarda l'obscurité engloutir les derniers feux du jour. Sous les bandages, son corps était douloureux, mais Huy n'avait aucune intention de se reposer. Il avait été pris au piège, humilié. C'était une leçon dont il avait eu de la chance de réchapper sain et sauf. Maintenant, il allait découvrir qui avait essayé de lui ôter la vie. Il ne servait plus simplement les intérêts politiques d'Amotjou. Ce combat était devenu le sien.
Il retourna vers la demeure d'Aset. La nuit était chaude et douce, et l'air chargé du parfum des fleurs. D'un buisson montait le chant indolent d'un oiseau.
Il n'y avait plus personne sur la terrasse, excepté Aset. Elle s'était assise sur une longue couche placée au bord du bassin. D'une brindille, elle taquinait nonchalamment les poissons qui évoluaient lentement dans l'eau aussi sombre qu'eux.
Elle leva les yeux vers Huy à son approche, et il vit dans son regard un éclat particulier.
« Assieds-toi ici, près de moi. »
Il obtempéra, plus conscient que jamais de la chaleur du corps d'Aset. Elle portait une longue tunique floue, resserrée à la taille par une cordelière nouée avec négligence.
« Veux-tu vraiment partir d'ici ?
— Il vaudrait mieux que je sois en ville.
— Tu es bien impatient d'être débarrassé de moi. »
Presque l'intonation d'une fillette, et pourtant, bien sûr, calculée. Elle se pencha, agita doucement l'eau du bout de sa brindille. L'étoffe de sa robe s'étira, moulant tous les contours de son corps. Il posa la main près d'elle, la gorge sèche, mais elle continua à taquiner les poissons en contemplant l'eau, complètement absorbée par leur jeu. Au bout d'un moment, elle se redressa et lui sourit en le dévisageant carrément, d'un air de défi, de ses yeux noirs comme la nuit.
« Lorsque j'avais douze ans et toi vingt-trois… » commença-t-elle, souriant toujours, mais d'un air très assuré cette fois.
Tout en jouant avec l'extrémité de sa cordelière, elle détendit paresseusement ses jambes, leva son pied gauche, qui était nu, et effleura le genou de Huy du bout des orteils.
« Je ne veux pas que tu t'en ailles, reprit-elle. Je t'ai veillé trois jours durant, en éprouvant chaque jour un peu plus le désir de toi. Et toi, crois-tu que ?… Quand tu as repris connaissance ce matin, le premier mot que tu as prononcé a été « Aahmès ». »
Trois ans avaient passé depuis Aahmès, et bien davantage depuis qu'il s'était approché d'une femme. Déjà ils étaient au-delà des mots, au-delà de la prudence. Il prit dans ses mains le pied d'Aset, le caressa du pouce puis remonta sur le mollet, le genou, la cuisse, repoussa la tunique tandis qu'Aset dénouait la cordelière et la laissait tomber. Elle s'allongea sur la couche et il se pencha contre elle, savourant la douce joie de sentir leurs peaux l'une contre l'autre, pendant qu'elle défaisait les plis de son pagne. Ses côtes étaient douloureuses, mais leur protestation ne pouvait plus freiner son désir. Les bras d'Aset autour de son cou caressaient sa nuque. Il referma ses lèvres sur le sein droit de la jeune fille, puis sur le gauche, suçant doucement la pointe qu'elle pressait contre sa bouche, la taquinant de la langue, la mordillant du bout des dents. Elle attira la tête de Huy vers son propre visage et la tint ainsi quelques instants, le scrutant avec les yeux d'une étrangère passionnée, puis leurs bouches s'unirent, leurs langues se caressèrent et luttèrent mutuellement, tandis qu'elle se collait et se frottait contre lui.
De ses bras actifs, elle l'amena doucement à s'allonger à côté d'elle.
« Ne bouge pas », lui murmura-t-elle.
Il sentit les mains d'Aset sur ses hanches, sa bouche qui embrassait, léchait, explorait son cou et le haut de son torse, puis, vive, descendait plus bas, beaucoup plus bas. De ses doigts, elle forma un anneau étroit à la base de son pénis, qu'elle attira délicatement dans la cavité chaude et humide de sa bouche, à la rencontre des caresses de sa langue.
Il aurait aimé explorer plus longuement son corps, ses cuisses fermes et ses fesses étroites, ses seins doux et provocants, sa bouche délicieuse. Plus tard, il en aurait le temps. Pour l'instant, leur besoin l'un de l'autre était trop pressant, aussi pressant que spontané. Il l'attira contre lui et la fit rouler sur le dos sur la couche. Elle descendit hâtivement sa main pour le guider pendant qu'il s'écartait un peu d'elle, conscient du contraste entre sa propre respiration entrecoupée et les soupirs d'Aset. Puis ils ne firent plus qu'un.
Huy s'efforçait de sonder le prêtre. Celui-ci n'aurait pu offrir une plus grande opposition avec l'homme ascétique et détaché du monde qui dirigeait le culte d'Aton dans la cité de l'Horizon. Ce prêtre-ci avait les pieds bien sur terre. Sans être grand, il était solidement charpenté, et pouvait avoir entre quarante et cinquante ans. Ses épaules empâtées, dont l'une était nettement plus haute, engonçaient son cou et son visage vulgaire, lippu et grêlé par la petite vérole. Pourtant, les cils exagérés par le kohol étaient longs et étrangement féminins. Tout son être suggérait l'amour du pouvoir, et l'amour de soi à cet égard. Cet homme était un politicien, un rescapé indifférent envers ceux qui se noyaient tant que lui-même s'élevait vers la surface. Huy se demanda s'il était vulnérable à quoi que ce fût.
Ils étaient assis face à face dans la pièce réservée à Rekhmirê dans le palais. Pour sa part, le prêtre gardait le silence. Il savait que l'homme qui se trouvait devant lui avait toutes les qualités requises pour le poste à pourvoir : c'était un bon scribe, possédant une solide connaissance en matière d'architecture. C'était aussi un esprit indépendant qu'il valait mieux voir sous son aile, et donc de son côté, qu'employé par un de ses ennemis. Bien entendu, rien ne garantissait que ce n'était pas déjà le cas et que l'homme qu'on lui avait envoyé n'était pas un espion.
« Il faudra un certain temps pour que je prenne une décision définitive, dit-il enfin. Où puis-je te joindre ?
— Je contacterai moi-même ton bureau. Je suis un nouveau venu dans cette ville, et je ne suis pas encore installé.
— Alors je te conseille de trouver rapidement un logis. Tu dois te faire inscrire auprès des Mézai.
— C'est plus strict que lorsque je suis parti d'ici.
— Oui… Tu ne m'as pas précisé la raison pour laquelle tu es revenu du Delta.
— Ma femme et moi avons divorcé.
— Je vois. »
Rekhmirê ne poussa pas plus loin son investigation. Il laissa retomber le silence.
Huy se demandait ce qu'il ferait si on lui offrait réellement le poste, mais il jugeait que la probabilité en était minime. Il avait bien conscience que son interlocuteur ne l'aimait pas, sentant confusément en lui une menace pour sa sécurité. En dépit du risque, il avait été utile de l'approcher, de le jauger ; mais rassembler suffisamment de preuves contre lui pour précipiter sa chute serait une entreprise aussi colossale que le siège d'une citadelle.
Deux jours après cette entrevue, et cinq jours après qu'Aset et Huy se furent unis dans la pénombre du jardin, le Gloire de Rê avançait lentement au milieu du courant, à mi-chemin entre Assouan et Esna. Depuis six jours il remontait le Fleuve, après avoir embarqué une cargaison d'or nubien. En cette époque tardive de la saison sèche, peu d'activité régnait dans les exploitations qui jalonnaient sporadiquement les rives, dont c'était une partie désertique et dépeuplée. Vu le chargement précieux qu'ils avaient à bord, le capitaine Ani, un des commandants supérieurs d'Amotjou, s'était adjoint un détachement de mercenaires nubiens qui formaient une garde privée, et qui s'étaient déployés à la poupe et à la proue, armés d'arcs et de lances. Le Fleuve à cet endroit était large et paresseux, et même si tous les hommes souquaient ferme, le Gloire de Rê, surchargé comme il l'était, n'aurait pu distancer un navire plus léger et plus rapide. Jusqu'alors, le voyage s'était heureusement déroulé sans incident ; malgré tout, Ani continuait à scruter nerveusement l'horizon, devant et derrière eux. La prise d'une seule partie de son chargement aurait suffi à faire la fortune des pirates du Fleuve, et un homme à cheval aurait pu porter la nouvelle depuis la Nubie beaucoup plus vite qu'eux-mêmes ne progressaient.
Le soleil s'élevait depuis deux heures au-dessus de l'horizon et Ani commençait à croire qu'ils se trouvaient trop en amont pour redouter une attaque, quand la vigie postée à l'avant signala une voile. Ani plissa les yeux. Derrière lui, en piles nettes dans la large cale découverte, l'or, encore impur et composé pour l'essentiel de lingots grossiers façonnés dans des moules encastrés dans le sable, luisait d'un éclat mat. De chaque côté, le long de l'étroite bande de pont où il pouvait se tenir, l'équipage se mettait en position devant les rames attachées dans leurs estropes.
D'abord la lumière aveuglante ne lui permit pas de distinguer l'ocre pâle de la voile qui avançait vers eux, mais, dès qu'il l'eut repéré, il sut qu'ils devaient se préparer au pire. Ce n'était pas un bateau de commerce venant à leur rencontre, mais un navire léger, du type utilisé pour la vitesse le long du littoral aride de la mer orientale, et aussi pour la guerre. Comme le pavillon du pharaon ne battait pas au mât, il ne s'agissait pas d'un patrouilleur.
L'affrontement étant inéluctable, l'heure suivante se passa en préparatifs. Une énorme bâche en lin fut halée sur la cargaison. Les Nubiens se postèrent à la proue et à l'avant des deux flancs du bateau, l'arc à la main et le carquois calé verticalement à côté d'eux. Les marins dégagèrent les rames pour s'en faire des armes et repousser l'abordage. Le courant leur était favorable, ce qui était un avantage. En revanche, rien n'empêchait le navire léger qui approchait de tracer des cercles autour d'eux s'il le désirait.
Par contraste avec la longue attente, l'attaque, lorsqu'elle eut lieu, fut rapide et subite. Les deux navires n'étaient pas encore à la même hauteur que, de la proue du second vaisseau, une flèche siffla, frappant au cou un des marins postés à l'avant. C'était bien visé. L'homme s'évanouit et tomba comme une masse sur la bâche qui recouvrait la cale, et son sang s'étendit sur la toile blanc sale où il gisait. Les autres n'eurent pas le temps de réagir, car ce premier tir fut suivi d'une pluie de flèches, qui ricochèrent en crépitant sur les flancs du navire ou s'enfoncèrent avec un choc sourd dans le pont en bois. Sous cette volée, deux autres matelots et un Nubien tombèrent. L'un avait reçu la flèche dans l'estomac, le Nubien en pleine bouche. Incrédule, il regarda le sang gicler, puis ses yeux se voilèrent. Le second matelot, l'épaule transpercée, se roulait en hurlant sur la bâche près de son compagnon mort. Ani ordonna au maître d'équipage d'aller extraire la flèche de la blessure.
Le Gloire de Rê commença à renvoyer le tir lorsque la distance se réduisit entre les deux navires. Les pirates baissaient la voile pour ne pas tirer trop loin, et Ani comprit qu'ils avaient l'intention d'amener les deux navires flanc contre flanc puis de les arrimer. Hâtivement, il donna ordre aux hommes postés de ce côté de repousser le bâtiment adverse à l'aide de leurs rames. Il voyait l'équipage ennemi, mais les visages étaient flous. C'étaient des canailles, le genre de marins qu'il évitait soigneusement lorsqu'il choisissait son équipage. Il aurait aimé jeter toute cette racaille en pâture aux crocodiles.
Dans un fracas de bois qui se fend et éclate, deux rames se rompirent sous le poids du vaisseau pirate qui s'écrasait contre elles. Le marin qui tenait l'une des rames fut projeté dans les airs, où il exécuta un parfait saut périlleux avant de tomber entre les deux bateaux, au moment où les coques allaient s'entrechoquer. D'autres rames volèrent en éclats et, dominant les cris, retentit un claquement pareil à celui d'un fouet : une grande pale de bois qui fendait l'air rencontra la nuque d'un des pirates, un gros Syrien au teint basané et au nez prodigieusement crochu.
Les mercenaires avaient abandonné leurs arcs et accouraient armés de lances, embrochant d'un mouvement froid et résolu ceux de leurs ennemis qui s'aventuraient à proximité. En voyant leur mine farouche, Ani osa espérer qu'ils réussiraient à repousser l'attaque assez longtemps pour permettre à ses marins de se regrouper. Il raffermit sa prise sur son glaive de bronze et taillada le poignet d'un pirate agrippé à la rampe du pont. L'homme tomba en arrière en poussant un hurlement de douleur, et lança à Ani un regard si haineux que le capitaine eut un mouvement de recul. Le combat serait sans merci.
Cette idée propagea en lui une vague de panique tandis qu'il observait la scène qui se déroulait devant lui, en essayant d'évaluer leurs chances. Le nombre des pirates, déjà conséquent, ne cessait de grossir. Certains devaient être originaires du lointain septentrion car ils portaient la barbe, ornement qu'en bon Égyptien Ani abhorrait, le jugeant trop chaud et contraire à l'hygiène. Ils arboraient également leurs cheveux naturels, qui étaient raides et sales.
« En avant ! rugit-il à ses hommes. Rejetez-moi cette vermine à la mer ! »
Les mercenaires tenaient ferme, mais ils n'avaient pas progressé et comptaient deux nouvelles pertes. Quant à ses marins, leur résistance faiblissait. L'exhortation avait à peine franchi ses lèvres qu'il comprit qu'ils seraient vaincus. Ces pirates n'avaient nullement l'intention de déguerpir sans avoir mis le grappin sur tout ce qu'ils pourraient. Ils s'empareraient du navire entier. Cela signifiait qu'ils ne feraient pas de quartier et veilleraient à ce qu'il n'y ait aucun survivant.
Alors que cette pensée faisait son chemin dans son cœur, un autre Nubien tomba. Dans la clameur environnante, les cris agressifs des pirates de plus en plus triomphants se mêlaient aux hurlements de ses propres hommes. Les mercenaires combattaient en silence, mais il leur vit une expression crispée de sinistre augure. Le sang ruisselait des ponts et s'unissait au Fleuve. Des corps flottaient près des coques emboîtées. Ani scruta la côte. Ce n'était qu'une question de temps pour que les crocodiles apparaissent, attirés par l'odeur.
Le courant les avait portés vers la berge, et les navires se trouvaient bloqués contre un banc de sable qui s'étendait juste sous la surface de l'eau. Les pirates auraient du mal à dégager le Gloire de Rê, sans lequel ils devraient se contenter du butin qu'ils pourraient charger sur leur propre bateau, de taille plus réduite. Alors même qu'il pensait cela, Ani sut qu'il avait abandonné le combat.
Pouvait-on organiser un repli ? S'il réussissait à faire gagner la rive à quelques-uns de ses hommes, les pirates décamperaient peut-être. Il ne pouvait attendre de secours d'aucun des petits villages situés sur cette partie du Fleuve ; mais, à force de descendre le courant, ils finiraient bien par voir apparaître une ville importante, et à supposer que les pirates réussissent à dégager le Gloire de Rê, ils seraient forcés de l'emmener en aval. Même avec une voile, ils seraient trop chargés pour remonter vers le sud.
En parcourant à nouveau la rive du regard, il vit un groupe de cavaliers qui observaient l'assaut du haut d'une petite éminence en grès, moins de vingt coudées plus loin. Il n'y avait aucun doute possible : c'étaient des Mézai.
« Aidez-nous ! » cria-t-il.
Il n'était pas le seul à les avoir remarqués, car plusieurs des marins s'étaient éloignés du combat et, tournés vers les cavaliers immobiles, gémissaient en agitant les bras d'un air suppliant. Seuls les mercenaires continuaient à se battre, mais ils cédaient de plus en plus de terrain et huit d'entre eux gisaient, morts.
Les Mézai demeuraient impassibles. Entre-temps, profitant du fait que les marins avaient rompu les rangs, les pirates investirent le Gloire de Rê avec des cris féroces. Ceux qui n'avaient pas été taillés en pièces coururent se jeter dans le Fleuve, oubliant l'autre menace, constituée par les crocodiles qui s'élançaient paresseusement dans l'eau sur la rive opposée. Ani se battait toujours. Il continuait d'appeler à l'aide, et regardait dans la direction des Mézai avec une incrédulité croissante. Pour finir, lui aussi se jeta dans le Fleuve. L'eau glauque et opaque était agitée de tourbillons tandis que les crocodiles se repaissaient des morts. Implorant Nekhbet de le protéger, Ani nagea sous l'eau dans l'espoir d'atteindre le courant principal et d'être emporté en aval.
« Mais tu ne vas pas renoncer à présent !
— Et pourquoi pas ? J'ai eu mon compte de calamités. Il serait insensé de ne pas prendre garde à ces avertissements. »
Amotjou se détourna et regarda par la large fenêtre ouverte qui dominait la ville et le Fleuve. Dans la pièce, derrière lui, Huy garda le silence quelques instants, puis tenta de le raisonner :
« La perte de l'or est considérable. Ne veux-tu pas découvrir qui en est responsable ?
— Ces chargements étaient secrets. Seul Rekhmirê est assez puissant pour obtenir ce genre d'informations. Il a fait la preuve qu'il est trop fort pour moi. »
La nouvelle de la bataille s'était répandue de village en village, et sans doute l'histoire avait-elle été amplifiée à force d'être répétée. Elle n'avait pas gagné en clarté, car les Mézai qu'Ani avait vus si distinctement étaient devenus une vague « troupe de cavaliers ». De l'équipage du Gloire de Rê, il n'y avait, disait-on, pas un seul survivant. Les cadavres que l'on avait pu arracher aux crocodiles avaient été halés jusqu'à la rive. Les familles des victimes se consolaient à l'idée que les disparus ayant péri dans le Fleuve dévorés par les enfants de Sobek, leurs âmes seraient doublement bénies. En outre, elles pouvaient compter sur un dédommagement de la part d'Amotjou. Faute de réussir à dégager le navire du banc de sable, les pirates l'avaient pillé de leur mieux puis s'étaient éloignés à la rame en suivant le courant. Ils s'étaient volatilisés avant d'avoir atteint la capitale du Sud, et il ne restait aucune trace de leur navire.
« D'ailleurs, poursuivit Amotjou, la perte de l'or n'est pas grave au point de l'emporter sur mon instinct de conservation.
— Si tu te montres vaincu devant tes ennemis, ils s'acharneront de plus belle. Ce n'est pas le moment de reculer. »
Amotjou fit signe à un serviteur de verser du vin, et se saisit de la coupe d'une main dont le tremblement n'échappa pas à Huy. Il la vida rapidement et la refit emplir.
« Les dieux sont contre moi. Je ne les tenterai pas davantage.
— Et Rekhmirê ?
— Si tu souhaites continuer, je ne t'en empêcherai pas. C'est tout.
— Ce combat est le tien, et non le mien. »
Huy découvrait qu'Amotjou n'était pas l'homme confiant et fort, aussi doué en affaires que fin politique pour lequel il l'avait pris. Il était également possible que ces premières infortunes que la vie plaçait sur son chemin fussent trop nombreuses, trop denses à son goût. Elles devaient ressembler à l'accomplissement d'une prophétie.
« Nous n'avons toujours que la rivalité politique pour seul mobile des attaques de Rekhmirê contre toi. Cette raison est-elle vraiment suffisante ? S'il est aussi puissant que tu le dis, et s'il voit en toi une menace, pourquoi ne se débarrasse-t-il pas tout simplement de toi ?
— Il préfère me ruiner que me supprimer.
— Il a du travail en perspective !
— En attendant, il remplit ses coffres à mes dépens.
— Empêchons-le d'agir, alors. Mais j'attends de toi davantage qu'un appui financier. »
Amotjou, qui avait à nouveau tourné la tête vers la fenêtre, eut soudain l'air intrigué.
« Qu'y a-t-il ?
— Un de mes marins. Il arrive en courant comme s'il avait Seth sur ses talons. »
Quelques secondes plus tard, l'homme entra dans la pièce, apportant l'odeur du Fleuve et celle de sa propre transpiration. Amotjou reconnut en lui le maître d'équipage d'un de ses navires de taille plus modeste, qui avaient entrepris de renflouer le Gloire de Rê. Il avait fallu s'atteler à cette tâche sans tarder, car le navire risquait d'être la proie de rapines de la part des villageois. La crue avait été médiocre, cette année-là, et les champs n'avaient donné qu'une maigre récolte. Aussi les fermiers ne pouvaient-ils résister à l'attrait d'un tel butin, en dépit des châtiments sévères punissant le vol décrétés par Horemheb au nom de Pharaon.
« Qu'est-ce que c'est ? demanda Amotjou.
— Maître, dit l'homme, on a retrouvé Ani. »
Huy et Amotjou échangèrent un coup d'œil. Le corps du capitaine était au nombre de ceux que l'on n'avait pas repêchés, et ils avaient eu au cœur le soupçon que, pour impensable que cela parût, Ani ait pu être complice.
« Vivant ?
— Il est plus mort que vif, seigneur. Il a échappé au massacre du bateau, mais un enfant de Sobek lui a arraché la jambe sous le genou. Des paysans l'ont trouvé et ont pris soin de lui.
— Et maintenant, où est-il ?
— Nous l'avons ramené avec nous. On l'emporte à la Maison de Vie. La blessure est propre, mais il faut que les médecins l'examinent et la pansent.
— Comment va-t-il ?
— Les paysans ont bien veillé sur lui. Ils comptent sur une récompense car ils savent qui il est. Il porte encore ton sceau autour du cou, qu'ils connaissent sûrement pour l'avoir observé sur tes navires.
— Allons voir ce qu'il peut nous apprendre », dit Amotjou à Huy.
Ani avait eu de la chance de ne pas avoir rejoint ses ancêtres, et que l'abondance de nourriture eût dissuadé les crocodiles de lui donner la chasse. S'il n'avait provoqué l'accident en frôlant un saurien, il aurait pu en réchapper entier. Mais le Fleuve l'avait pris au moment où les mâchoires puissantes broyaient et arrachaient sa jambe, lui infligeant une douleur si violente qu'il s'était évanoui. Il n'avait évité la noyade que grâce à un mouvement du courant, qui l'avait envoyé dans un coude, sur une plage étroite, avant que ses poumons se fussent trop emplis d'eau. Mais il avait perdu beaucoup de sang quand les paysans le retrouvèrent.
« Tu es bien sûr que c'étaient des Mézai ? l'interrogea Huy, lorsqu'il leur eut donné sa version des faits.
— Oui. Du moins, ils en portaient la tunique.
— As-tu reconnu l'un d'entre eux ?
— Je n'ai pas pu les voir en détail dans le feu du combat. Mais un de ceux qui se trouvaient devant était grand et carré pour un Égyptien. Je l'ai remarqué parce qu'il était si impassible sur sa selle, à nous regarder mourir ! Il pouvait être du pays de Mitanni ou de Syrie. Il avait les pommettes hautes. Mais je ne peux l'affirmer. »
Ani frissonnait en regardant tour à tour Huy et Amotjou. Il était exténué et n'avait manifestement rien de plus à leur apprendre.
« Merci. Tu es un homme courageux », dit Huy.
Tous trois restèrent silencieux.
« Que vais-je devenir, à présent ? » demanda Ani avec hésitation.
On devinait à l'intonation de sa voix combien il appréhendait la réponse.
« Tu vas te reposer, répondit Amotjou. Quand tu seras rétabli, tu reprendras un commandement. Une jambe valide suffit pour diriger un navire. »
Tandis qu'ils quittaient la Maison de Vie, Huy songeait qu'en dépit de ses doutes précédents, son ami méritait bien que l'on se battît pour lui.
Cette nuit-là, Amotjou reposait les yeux clos, reconnaissant de sentir contre son visage les seins tièdes de Moutnéfert, qui l'entourait de ses bras dans une étreinte protectrice et réconfortante.
« Tu es bonne envers moi, lui dit-il.
— Je ne m'attends pas à ce que tu viennes toujours ici pour accomplir des exploits, répondit Moutnéfert. Quelquefois, c'est bien mieux de parler. »
Avec un soupir, il ouvrit les yeux et s'écarta d'elle le temps de se verser du vin et de le boire. Moutnéfert l'observait. Elle portait une longue tunique étroite qu'elle n'avait pas offert d'enlever, pas plus qu'il ne le lui avait demandé, ce dont elle était soulagée, car elle ne voulait pas qu'il vît les bleus sur son dos et ses reins, même s'ils s'étaient estompés. Rekhmirê s'était montré plus violent que de coutume. Elle avait imaginé une explication – une chute d'un cheval qu'elle montait en amazone, pour le plaisir – mais elle préférait ne pas avoir à y recourir. C'était bon qu'il fût simplement venu à elle pour chercher du réconfort et pour se confier.
Elle songea qu'en dépit de l'attrait considérable du pouvoir de Rekhmirê, les sacrifices qu'elle consentait pour lui étaient trop grands. Si seulement elle était certaine de pouvoir se passer de sa protection ! Tôt ou tard, elle serait forcée de sortir de cette impasse. Mais pas maintenant, pas ce soir. Elle préférait penser à autre chose. Elle caressa la tête d'Amotjou, se pencha pour l'embrasser doucement, savourant son propre ascendant. Cela n'allait pas sans lui poser de problèmes, mais elle se réjouissait qu'Amotjou fût venu à elle ce soir-là pour se décharger de ses soucis. Elle l'aimait.